Chère Béatrice,
Vous raccontez comment avez croisé, au sortir de votre salon du livre, ce groupe d’ouvriers noirs qui attendait que la fête soit finie pour ramasser vos ordures. Je les connais, je les croise régulièrement, les gars de Milénium, avec leurs « petits trains ». Et vous dites avoir ressenti de la honte.
Je voudrais vous rassurer sur une chose : que vous ayez croisé leur regard, que vous les ayez regardés, que vous les ayez tout simplement vu, vous absout : vous avez vu des êtres humains et même, vous avez essayé d’imaginer ce que pouvait être leur travail, leur vie. Mais peut-être avez vous décelé dans leurs regards à eux quelque chose qui vous avait profondément troublé : peut-être était-ce de la colère, peut-être du mépris, peut-être de l’indifférence. Peut-être juste de la lassitude.
Mais de quel droit je vous parle ? De quel droit je me permets de vouloir parler en leur nom ? Cela fait dix ans que je fais un métier qui parfois se rapproche du leur, et oui, je crois pouvoir parler maintenant de ce qu’est la fatigue et l’épuisement dû au travail physique, je peux dire ce que c’est de se trouver de l’autre côté de la barrière, dans le monde des invisibles, de ceux qui travaillent pour le confort des autres.
Premièrement, je voudrais vous dire que si tous ces gens étaient correctement payés, ils retrouveraient une grande part de dignité qui leur fait tant défaut. Mais il y a toujours pire. Il y a ceux qui n’ont pas de travail du tout. Ces hommes qui doivent envoyer une partie du peu qu’ils gagnent à leurs proches restés au pays, sont fiers de pouvoir le faire. Il ne devrait pas y avoir de honte à faire un travail, quel qu’il soit, il ne devrait pas exister de travail déshonorant.
Deuxièmement je voudrais vous dire qu’il n’y a pas pire que la résignation. Ce serait, à mon avis, faire un travail sans y trouver de sens. La plupart de mes collègues n’imaginent pas pouvoir changer de statut social. Mais tous rêvent de parvenir un jour à créer un foyer, trouver une femme, avoir des enfants. Beaucoup rêvent au miracle : la télé, le loto les y aident parfois. Et on se racconte des histoires.
Tu vois ce bonhomme qui porte la veste fluo et qui contôle le coffre des voitures qui rentrent dans le parking ? Je vais te dire, je connais cet homme, il habite à La Courneuve, comme moi. Moi avant, tu sais, j'allais souvent jouer au loto, au morpions, les trucs à gratter, tric-trac et tout ça, j'aimais bien et j'y allais souvent. Eh bien chaque fois que j'y allais, j'y trouvais cet homme. Il était souvent assis à une petite table un peu à l'écart, mais jamais, tu m'entends, jamais je ne l'ai vu jouer ou acheter un ticket. Et tu sais ce qu'il faisait ? Tous les jours, il ramassait les tickets qui traînaient par terre, sous les pieds des gens, les tickets usagés que les gens avaient jeté ou perdu. Je le voyais déployer sur sa table une liasse de tickets et il vérifiait, il vérifiait tous les numéros. Parfois, il allait valider un ticket pour vérifier. Tu sais qu'il y a des gens qui jettent par mégarde ou par inattention des tickets gagnants, avec des numéros qui avaient été tirés ? Voilà comment cet homme passait son temps. Et parfois il trouvait !
Voilà qui fait tenir, ce genre de petits espoirs : vos gars noirs, quand ils ramassent, je vous prie de m’excuser, les merdes des autres, les yeux rivés au sol, cherchent des pépites d’or – car il arrive aux gens de perdre de l’argent, d’oublier un portable, de lâcher un bijou, d’abandonner une bonne bouteille au frigo . Quelle satisfaction alors d’avoir pris aux riches ! Je le dis, parce que moi aussi, j’en ai trouvé, des choses. Ce n’est pas du vol ! Même si parfois, je l’avoue, on vole, mais ce n’est que justice, le lettrés disent « expropriation ».
Troisièmement, le mépris. C’est encore pire que la résignation. Parfois, nos patrons l’expriment sans ambages, mais on sait se venger. Parfois, nos clients nous font sentir le leur et c’est pis, car nous n’existons pas à leurs yeux, sinon comme des larbins. A ceux-là, on oppose notre mépris à nous qui est, croyez moi, terrible.
Petites vengeances – il y a la vie, des petites rébélions de tous les instants. Les mots prononcés dans une langue que vous ne pouvez pas comprendre. Le travail au ralenti quand on est payé à l’heure. Des prénoms qu’on s’échange pour se protéger du blâme et embrouiller le chef. On est morts de rire quand Ahmed se fait appeler Jules. Le travail dissimulé – celui qu’on prétend avoir fait alors qu’on allait fumer une clope près du monte-charge. Ce travail oblige à mille ruses, il y a les artistes de l’esquive et il y a ceux qui savent faire rire.
Il ne faut pas nous regarder avec compassion, nous vivons bien, nous nous en sortons, merci. Nous avons la force. Quand vous nous regardez, dites un mot, ça rapproche, ça encourage, ça rétablit le lien, ça fait terriblement plaisir un « merci » ou un « bon courage ».
Béatrice, vous n’avez pas à avoir honte. Le Salon du Livre – vous savez très bien ce que c’est, vous y allez pour travailler, pas pour la fête. C’est la grand-messe au service de l’argent, le livre y disparaît, il n’est qu’un article de vente, un produit comme un autre. Il faut cesser de croire que le livre est quelque chose d’exceptionnel, qu’il échappe à la règle. La plupart de mes collègues ne lisent pas les livres, et ils ne voyent pas la différence.
Permettez moi de terminer par une expérience personnelle: j’ai fait, il y dix ans environ, un stage dans une grande librairie, à Bordeaux. Pendant un mois, j’ai travaillé sans être payé, je mettais mes meilleurs habits, je faisais le même travail que les libraires. Debout toute la journée. Je ne mangeais pas à ma faim, nous étions au RMI et avions deux bébés. J’aime lire – je ne pouvais pas m’offrir un seul livre. Je ne pouvais pas les feuilleter, je ne pouvais pas les ouvrir pour admirer une photo, une illustration, une phrase – je transportais des caisses, rangeais les rayons, je répondais aux clients non lecteurs, car les autres allaient se servir tout seuls. Impossible de se rebiffer, de râler – j’étais en stage, évalué, observé. Puis on nous coupa le téléphonne, menaça de couper l’électricité – jamais je ne m’étais senti tant abusé, exploité et sans recours aucun.
Il est préférable de ramasser la merde, pourvu que ça permette de vivre.
Fraternellement,
Cédric Jaburek
