Murs 1
1 sur 5 Suivant > Dernier >> Retour à la galerie Il y a au cœur de Montreuil un truc que vous n’imaginez pas. Une contrée rescapée de la folie bétonneuse. Un pays de verdure, protégé par un monde de murs bienveillants. Dans le temps, ils couvaient des arbres aux fruits délicats, des pêchers grandissaient contre leurs flancs, les branches s’accrochaient avec confiance aux parrois blanches de ces sentinelles silencieuses.
Des murs qui vivent leur vieillesse. Mourrants, ils s’accrochent aux buissons touffus qui ont remplacé les fruitiers. Murs à l’agonie, ils s’agrippent aux lianes de vigne vierge, aux épines de mûriers.
Débordant dans la rue, un vieux pommier se penche par-dessus les têtes des passants aveugles. Les gens n’en cueillent pas les fruits. Ils leur tournent le dos. Par manque de curiosité ou peur ancestrale, ils craignent une végétation débordante et fantaisiste, appréhendent le chaos mystérieux du temps et de la nature.
Ces gens-là n’ont pas lu Robinson Crusoé.
Murs 2
2 sur 5 << Premier < Précédent Suivant > Dernier >> Retour à la galerie J’ai une envie folle, chaque fois que je passe, d’escalader le mur et de m’enfoncer dans cette forêt vierge pour y prendre cabane.
Comme dans une peinture du douanier Rousseau – s’y cachent les trésors de la jungle. Une boule de feu – un tigre tapi dans les feuillages, un fruit écarlate – fleur de lotus, la gueule béante du fauve, un cœur encore chaud y palpite.
Qu’il soit fou, le passant ! Qu’il se glisse dans la brèche. Qu’il ose, le voisin, enjamber le mur ! Qu’il se prenne à rêver à de fabuleuses rencontres. Il y croisera tant de naufragés…
Ces murs sont comme des livres qu’on ne lit pas. Comme une bibliothèque abandonnée, dont on veut brûler les pages pour ne garder que quelques couvertures.
Murs 3
3 sur 5 << Premier < Précédent Suivant > Dernier >> Retour à la galerie Les saisons ont imprimé leurs traces dans les surfaces décrépies. Puis les hommes, avec les moyens du bord un coup de pinceau par-ci, une couche de plâtre par-là mais plus souvent indifférents, laissent s’écrouler et colmatent avec une clôture en fer, parpaings, grillage… Le langage carcéral remplace celui des fleurs.
Un mur à pêche qui s’écroule est pourtant un spectacle déchirant: il passe à trépas dans la douleur, comme on enfante. D’abord des croûtes de plâtre qui se détachent, laissant apparaître les pierres nues, retenues par de la terre qui s’effrite. Puis les premières pierres tombent, jamais seules, elles tombent par dizaines d’un coup. On peut voir alors les strates ingénieuses qui le composent, pierres fines, puis plus grosses, chaînages en plâtre. Le mur béant s’affaisse, bombe vers l’extérieur, une fissure apparaît, plaie ouverte, puis il bascule, lentement, cela prend des jours, des mois, comme ivre, comme pris de vertige, dangereusement, avant de s’affaler dans un bruit étourdissant. Après l’explosion, le silence, il ne gémit plus. Il meurt sans sépulture, le déserteur.
Une victoire de plus pour les adeptes de bitume.
Effrayant effacement. Le vide est comblé par l’ignorance qui réveille des fantômes du totalitarisme. Celui qui fait table rase. Qui nettoie. Désinfecte. Stérilise. Avec méthode. Qui a besoin de détruire tout avant de construire. Dans le mensonge. Comme si on pouvait venir de nulle part. Les bulldozers sont les négationnistes d’aujourd’hui.
Murs 4
4 sur 5 << Premier < Précédent Suivant > Dernier >> Retour à la galerie Il faut un plan de bataille. Y aller à l’ancienne : fourches et baïonettes. Ouille – y a les fusils des gitans. A présent, alliés inévitables, leurs enfants seuls se font la courte échelle pour ramasser les fruits imprudents à portée de main. Si peu de gamins pour goûter aux fruits interdits. Si peu de fruits pour tenter l’indélicat…
D’abord, ramasser les morceaux, recoller. Abattre le monstre qui châtre. Puis panser les plaies des mutilés. Mais après la guerre, seulement, qui s’annonce.
D’abord, tomber l’unique mur infâme, bout de mur de Berlin érigé pour empêcher l’homme de passer. Impudents, libres, les gens avaient décidé d’ignorer la prescription : ceci n’est plus une rue ! Ce bloc de béton imposant punit l’indiscipline et confirme l’amputation.
Mais avant, graver le mur de nos cris et de nos sarcasmes. Envoyer une armée de tagueurs fantassins. Une revanche à prendre. Planter de solides pêchers à son pied. Faire une percée dans la barrière. Jeter la corde à ceux qui attendent de l’autre côté de l’autoroute. Monter une passerelle, fragile comme un pont suspendu, libérer les caravannes. Les chameaux chargés de fruits hésiteront avant de poser le sabot sur cette balançoire. Les éléphants de Hannibal ont bien traversé les Alpes. Un brâme puissant retentira dans les murs à pêches, signal que l’attaque est lancée. Mais le chameau est patient.
Murs 5
5 sur 5 << Premier < Précédent Retour à la galerie La rue porte le nom de Saint-Antoine - patron des marins, des naufragés et des prisonniers. Egarés, loin de chez eux et des leurs, ils imploraient sa grâce dans l’espoir d’un retour. Les murs orphelins sont ses suppliants désormais. Rabouter donc la voie comme il a remis en place la jambe coupée d’un pénitent. Un miracle, ça se fait.
Un miracle, c’est une source limpide découverte sous les racines d’un arbre renversé. Un miracle, ce sont des crevettes d’eau douce dans les souterrains d’un puits centenaire.
Un miracle, c’est des gosses qui connaissent les noms des habitants du parage: l’Azuré, l’Aurore, Demi-Deuil, Hespérie de l’alcée. Pic épeichette, Rouge gorge, Hirondelle, Pie bavarde, Geai, Etourneau, Mésange, Traquet. Serpolet, Mûre, Sureau, Houblon, Eglantine, Coquelicot, Chélidoine, Lamier blanc. Amandier, Prunier, Pommier, Pêcher…
Editions des Fruits défendus – samizdat, Montreuil 2007
